Jeanne (1)
La pendule du salon affiche 16 heures et 15
minutes.
Jeanne y jette un coup d'œil rapide et réalise
qu'il est plus que temps d'aller se préparer. A pas lents, elle se dirige vers
sa chambre et marque une courte pause devant la photo passée de son
défunt mari. Celle-ci trône, encadrée, sur le mur du
couloir, formant avec le papier peint vieillot et défraîchi, un
curieux ensemble que le regard habitué et usé de la vieille dame ne
voit plus depuis longtemps.
Dans la petite chambre qui sent la lavande et
la naphtaline, Jeanne allume d'abord une lampe posée sur un guéridon,
puis avance lentement vers la coiffeuse tout en bois sculpté, dont le
plateau en marbre regorge de flacons variés et de bouteilles de parfum
miniatures. Là, elle s'assoit dans la bergère qui fait face au vieux
meuble, ce fauteuil ancestral dont sa mère lui avait fait cadeau le
jour de son mariage, il y a de cela bien longtemps.
Elle se regarde maintenant dans le miroir qui
surplombe le joyeux désordre de la coiffeuse. Elle se sourit; aujourd'hui est
un grand jour. Il faut dire que sa vie simple et monotone n'avait pas connu
d'évènement semblable depuis si longtemps, qu'elle se demande même, non sans
amertume, si sa dernière sortie au salon de thé ne remonte pas au temps où
Henri était encore vivant. Autant dire, une éternité.
Perdue dans ses pensées, elle ouvre la
barrette qui retient ses lourds cheveux blancs à peine teintés ici et là
de quelques mèches restées grises. Sa chevelure roule en cascade sur ses
épaules. C'est sa fierté, cette masse longue et souple qui enchantait
tellement son homme quand elle n'était qu'une toute jeune femme. A
l'époque, ses cheveux étaient bruns, d'un brun foncé et brillant qui
faisait ressortir de la plus jolie manière son teint d'albâtre et ses yeux
verts. Mon dieu, qu'elle avait été belle, et comme cette époque lui semble
éloignée!
Elle saisit la brosse qui attend sur le meuble, et
commence à lustrer ses boucles longuement. Depuis tout-à-l'heure, son
sourire ne l'a pas quittée. Elle songe que la vie joue parfois de drôles de
tours aux êtres humains. Qui aurait cru qu'un jour, elle retrouverait par
hasard, en allant à la boulangerie, son premier amour, son grand amour de
jeunesse? Surtout pas elle. Elle n'avait jamais réussi à l'oublier, bien que n'ayant
jamais pu le revoir depuis qu'il avait dû partir sur le front de guerre. Elle
avait définitivement perdu sa trace quelques semaines après son départ, quand
l'une des lettres qu'elle lui envoyait alors quotidiennement était
demeurée sans réponse. L'inquiétude avait fait place au désespoir, puis à
la résignation. Quelque temps après, Henri lui avait fait une cour empressée,
et leur mariage avait été célébré dans la plus grande intimité.