Ferryboat
A
quoi penses-tu?
Je
te vois, accoudé au bastingage depuis un moment , cheveux aux vents et
l'air absent. Je suis assise sur un banc, quelques mètres derrière toi, et je
t'observe intensément. Toi, tu ne m'as pas vue, me croyant toujours
réfugiée, frigorifiée, à l'intérieur du ferry qui nous emmène vers
l'Angleterre. Débarquement prévu dans trois heures à Newhaven, puis un
long trajet en voiture jusqu'à Londres.
Londres!
La ville de la dernière chance, celle qui verra peut-être s'éteindre définitivement
la flamme. A moins que, par un curieux retournement de situation, l'on puisse
profiter de cet ultime voyage pour renouer le lien si ténu qui fait encore
de nous "un couple". Ce terme m'amuse, car de couple nous n'avons
plus aujourd'hui que le nom.
Tu
fronces les sourcils, ces beaux sourcils parfaitement dessinés qui, associés à
tes beaux yeux bruns, m'ont fait tourner la tête il y a... Il y a combien de
temps, au fait? Les années ont passé, insidieusement, sournoisement, endormant
nos élans, engloutissant dans le ron-ron du quotidien la passion dévorante
qui nous a animé pendant tellement longtemps. C'est sûr, nous provoquions
l'admiration de notre entourage! Un couple qui dure, de nos jours, est une
espèce rare, en voie de disparition; d'ailleurs, nous étions nous-mêmes
convaincus d'être à l'abri de la lassitude. Et nous en avons oublié de les
compter, ces années, comme si après une décennie de relation, le temps ne
signifiait plus rien.
Et
pourtant! Pourtant tout est de sa faute. C'est lui qui a fait de notre amour
cette parodie absurde que nous jouons quotidiennement depuis un an.
C'est
peut-être à ça que tu penses, le regard perdu dans les flots houleux qui
nous transportent vers un avenir incertain, et je me dis que c'est probablement
la seule chose qui nous rapproche encore : la certitude que le meilleur de
"nous" est passé.
Je
tousse, j'ai froid. Mais tu ne m'entends pas, tu ne me sens pas, assise
derrière toi à attendre. Attendre quoi, au juste? Je ne sais plus moi-même. Je
sais seulement que ce qui nous arrive, nous ne le méritons pas. Nous avons joué
le jeu depuis toujours sans heurts ni blessures, dans un bonheur simple qui
aurait dû nous mener tranquillement vers la fin de notre vie. Le temps est
injuste et impitoyable; nous non plus, il ne nous aura pas épargnés.
Je pleure de rage, silencieuse et prostrée. Je ne
crois plus en rien.